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Le rôle des cantines dans la France de l’inflation et de l’isolement

Dans un contexte inflationniste et d’inégalité d’accès à des produits de première nécessité, comment les Français considèrent-ils la restauration collective, et les cantines scolaires en particulier ? S’appuyant sur les données d’une enquête menée en partenariat avec le Syndicat national de la restauration collective et l’Ifop, Jérémie Peltier, co-directeur général de la Fondation, analyse la manière dont l’opinion perçoit ce lieu essentiel à la cohésion de notre société.

« Nous n’avons jamais vu ça. » Henriette Steinberg, secrétaire générale du Secours populaire, constatait début mars dernier le recours historique et de plus en plus massif de la population aux aides alimentaires du fait de l’inflation et de l’augmentation des prix de l’alimentation (+ 14,5% en un an)1. Dans le même temps, les Restos du cœur, qui lançaient le week-end du 4 et 5 mars 2023 leur grande campagne de collecte, notaient une augmentation de 22% de personnes dans les files d’attente par rapport à l’hiver dernier. Dans un autre registre, on constate depuis plusieurs mois maintenant une augmentation du nombre de vols à l’étalage de produits alimentaires dans les rayons des enseignes de grande distribution (augmentation de 10% des vols à caractère alimentaire en 2022 par rapport à 2021)2, obligeant même certains supermarchés à placer des anti-vol sur des produits emballés comme la viande et le poisson3« 4 »5.

D’une façon générale, les dépenses alimentaires des Français ont chuté ces derniers mois, signifiant en outre qu’ils sont de plus en plus nombreux à sauter des repas afin de maintenir leur budget à flot. Cela touche aussi les étudiants, justifiant la volonté du groupe socialiste à l’Assemblée nationale d’élargir aux non-boursiers les repas à un euro dans les Crous, solution finalement rejetée après un vote dans l’hémicycle6.

Dans le même temps, le salon de l’agriculture qui s’est tenu il y a quelques semaines a été l’occasion de rappeler l’importance du développement d’une alimentation locale et de qualité afin de répondre aux impératifs écologiques, sanitaires, sociaux et territoriaux.

Dans ce contexte, la cantine (et de manière plus globale la restauration collective) apparaît au cœur des enjeux et des réponses qui peuvent y être apportées. En effet, alors que les pourparlers entre les industriels et la grande distribution ont été particulièrement néfastes pour le pouvoir d’achat des ménages, obligeant le gouvernement à négocier avec les enseignes pour la mise en place d’un trimestre anti-inflation (tout en continuant à réfléchir à l’instauration d’un chèque alimentaire), la cantine apparaît encore plus qu’à l’accoutumée comme l’un des rares endroits où celles et ceux qui les fréquentent peuvent manger au moins une fois dans la journée un repas sain, équilibré et à moindre coût (les enfants et les adolescents de la maternelle au lycée sont en France plus de 7 millions à fréquenter la cantine au moins une fois par semaine). D’ailleurs, depuis plusieurs années, un certain nombre de cantines scolaires permettent également de prendre un petit-déjeuner sur place, signe qu’elle est un lieu puissant pour répondre autant que faire se peut aux inégalités sociales et familiales face à l’alimentation.

Pourtant, la cantine (et notamment scolaire), malgré son utilité tant alimentaire qu’en matière de sociabilités dans une époque de plus en plus atomisée, ne jouit pas forcément d’une image toujours des plus chaleureuses.

Dans cette période particulière, qui voit se conjuguer notamment inflation, enjeux environnementaux, montée du principe de précaution en matière d’hygiène et apparition de régimes particuliers, quel regard portent les Françaises et les Français sur la cantine ? Qu’en pensent les parents d’enfants en demi-pension ? Et qu’en disent les salariés qui bénéficient d’une cantine d’entreprise ? La Fondation Jean-Jaurès, en partenariat avec le Syndicat national de la restauration collective et l’Ifop, a mené une enquête7 auprès de plus de 2 000 personnes (dont des parents et des salariés fréquentant une cantine d’entreprise) afin de mettre en lumière et de défendre un lieu bien plus important qu’on ne le croit pour la cohésion de notre société.

L’avenir : la cantine n’a pas dit son dernier mot malgré les inquiétudes liées à l’augmentation des prix

Dans une société où l’importance de la livraison à domicile et de la restauration rapide ne cesse de croître (la France comptait 38 000 enseignes de burgers en 2019, contre 45 000 trois ans plus tard) et où les parents, par volonté de contrôle de ce que mangent leurs enfants, seraient davantage incités à préparer ce qu’ils mangent chaque midi, la cantine pourrait apparaître de plus en plus obsolète et dépassée par divers outils et évolutions.

Pourtant, force est de constater qu’elle semble au contraire avoir encore de beaux jours devant elle, et qu’elle n’est pas concurrencée par les paniers repas individuels, qu’ils soient livrés ou préparés à la maison. D’abord, pour les Français, la restauration collective leur fait avant tout penser à une diversité de pratiques de restauration qui continue d’évoluer (46%), bien loin devant « un modèle du passé qui serait remplacé par de nouveaux modèles » comme la livraison au travail, par exemple (10% seulement pensent cela). La cantine n’est donc pas obsolète malgré son grand âge. On sait en effet que la première cantine scolaire au monde est française et date de 1884. C’est le maire de Lannion en Bretagne qui l’avait mise en place afin de lutter contre la pauvreté dans sa commune.

Ensuite, si la cantine n’est pas un modèle dépassé, c’est que le milliard de repas servis chaque année dans les écoles, collèges et lycées (ajoutés aux repas des cantines d’entreprise) est bien évidemment un vecteur d’emplois très important (le Syndicat national de la restauration collective parle de son côté de plus de 100 000 salariés avec 2 000 à 3 000 embauches par an). 72% des Français estiment d’ailleurs que la restauration collective offre des emplois au plus grand nombre et des opportunités de développement dans sa carrière.

L’emploi est un sujet important dans un moment où la hausse des prix des denrées et de l’énergie menace justement les entreprises de restauration collective. En effet, du fait de cette inflation galopante, un certain nombre d’entreprises de la restauration collective se sont retrouvées en difficulté en raison du décalage entre les tarifs négociés en début d’année 2022 et l’évolution de la situation au cours de l’année. Deuxièmement, certaines cantines ont dû augmenter leurs prix et modifier leur grille tarifaire. Ainsi, par exemple, la ville de Châteaubriant (Loire-Atlantique) a annoncé revaloriser le prix des repas des enfants et adultes « afin de prendre en compte des circonstances imprévues8 ».

Cette situation inflationniste se ressent très clairement quand on interroge les Français. Très au fait du tarif des cantines scolaires qui peut être défini, dans certains cas, selon le quotient familialet dont la moitié du coût réel est prise en charge par la collectivité territoriale responsable (64% des Français savent que le coût moyen pour une famille dans une cantine scolaire en France se situe entre 3 et 6 euros), il n’en demeure pas moins que 48% des parents ayant des enfants scolarisés mangeant à la cantine considèrent que, dans le contexte actuel de hausse des prix, ce tarif reste relativement élevé, contre 49% qui le considèrent raisonnable. Par définition, les moindres mouvements de hausse dus à l’inflation peuvent se révéler très néfastes dans la vie de la moitié des Français ayant aujourd’hui des enfants mangeant à la cantine. Sans surprise donc, quand on demande aux Français quelles sont les principales difficultés qui vont se poser dans les cantines en France dans les années à venir, 56% citent en premier la hausse des prix des produits et l’augmentation du tarif des cantines, bien loin devant les demandes de régimes particuliers (24%) ou encore des questions sanitaires et d’hygiène (5% seulement, grâce notamment aux nombreuses normes d’hygiène et de sécurité qu’ont dû respecter les cantines au fil des années).

Au moment où l’inflation se fait sentir plus durement encore dans les caddies des Français, les collectivités territoriales devront donc redoubler de vigilance pour ne pas faire reposer la hausse des prix sur les seuls tarifs de la restauration collective, au risque de mettre à mal les seuls repas équilibrés de millions de jeunes Français. Il en est de même pour les étudiants, dont le président des Restos du cœur alertait récemment sur le fait que la moitié des bénéficiaires avait désormais moins de vingt-cinq ans.

La cantine scolaire : l’enjeu du goût

La cantine est un sujet merveilleux en ce qu’il convoque chez nous une nostalgie de l’enfance. La nostalgie des « dames de la cantine », celle des premières rencontres et des premières punitions. Si un élément semble perdurer, c’est l’adage « à la cantine, il faut goûter à tout ». Le fait que la cantine participe à la découverte de nouveaux plats autres que les habituels plats de la maison (la fameuse « école du goût ») semble être un élément partagé par les personnes interrogées dans l’enquête. D’abord, 75% des Français considèrent que la restauration collective offre des plats différents de la cuisine de chez soi. Ensuite, 86% des parents d’enfants scolarisés mangeant à la cantine considèrent que la cantine permet l’éducation au goût de leurs enfants.

D’ailleurs, quand on interroge ces mêmes parents, 60% d’entre eux font part de la satisfaction de leurs enfants quant à la diversité et la variété des plats et des menus servis à la cantine. En outre, 66% indiquent que leurs enfants sont satisfaits des quantités qui sont servies à la cantine.

Satisfaction sur la diversité, satisfaction sur la quantité. Là où le bât blesse au sein des cantines scolaires, c’est sur le goût des plats (contrairement aux cantines d’entreprise, dont les salariés qui les fréquentent disent être satisfaits de la qualité des repas et du goût des plats à hauteur de 70%). En effet, la moitié des parents seulement indique que leurs enfants sont plutôt satisfaits de la qualité des repas et du goût des plats, contre 44% indiquant que leurs enfants ne sont pas satisfaits.

Il y a donc un enjeu sur le goût, les odeurs, les saveurs. Sur ce sujet, et parce qu’aujourd’hui les attentes des citoyens ont évolué, l’enquête nous montre clairement que les réponses passent notamment par plus de local et un lien plus fort de la restauration collective avec le territoire et l’agriculture locale. La loi Agriculture et alimentation, dite « Egalim », prévoit d’ailleurs une meilleure rémunération des agriculteurs et une alimentation plus saine, avec notamment 50% de produits durables ou sous signes d’origine et de qualité (dont au moins 20% de bio) depuis 2022. Sur ce sujet d’ailleurs, pas de fatalisme chez les Français. Et très clairement, le fait que le gain de goût et de qualité passe par davantage de liens avec le local semble partagé. Pour eux, la cantine est un levier important pour activer la transition alimentaire (moins de viande, plus de bio et de local) : 70% des personnes interrogées dans notre enquête sont de cet avis, dont 77% des 18-24 ans.

Par conséquent, les effets des lois récentes (dont l’interdiction du plastique d’ici à 2025 pour lutter contre les perturbateurs endocriniens) ajoutés à une exigence forte de l’opinion publique sur ces questions pourraient, dans les années à venir, faire monter en qualité générale l’ensemble de la restauration collective, et permettre encore davantage de réduire les fractures sociales et territoriales dans le pays.

Cantine et cohésion territoriale

Alors que les espaces de sociabilité tendent à disparaître dans un certain nombre de territoires isolés de notre pays (rappelons par exemple que nous sommes passés en France de 200 000 bistrots dans les années 1960 à 40 000 aujourd’hui), les cantines scolaires apparaissent comme l’un des lieux qui luttent contre le sentiment d’abandon ressenti par les habitants de ce que nous pourrions appeler la « France des sous-préfectures », grâce notamment à leur maillage territorial unique correspondant peu ou prou à celui des écoles, collèges et lycées du pays.

Ce rôle des cantines pour lutter contre les fractures territoriales et le sentiment de déclassement est d’ailleurs perçu comme tel par les personnes interrogées dans notre enquête, et notamment par les catégories les plus populaires : 60% des ouvriers estiment en effet que la restauration collective contribue au développement des territoires, permettant, par exemple, de faire en sorte que certains établissements restent attractifs à l’heure où de plus en plus de communes observent une contraction de l’offre scolaire (fermetures de classes, etc.).

Par ailleurs, au lendemain du salon de l’agriculture, où l’on a plus parlé de l’alcool versé que du rôle des cantines scolaires dans ce secteur, 66% des Français considèrent que la contribution de la restauration collective en faveur du soutien à l’agriculture et à l’avenir des agriculteurs est très importante.

Par conséquent, il est intéressant de noter que la cantine scolaire semble détenir à elle seule des marges de manœuvre pour lutter contre un certain nombre de problématiques territoriales qui s’expriment régulièrement, et parfois violemment, ces derniers temps dans notre pays : la relégation de certains territoires au détriment des grandes villes, le délitement du service public, la disparition des agriculteurs et leur difficile basculement vers une société plus verte.

Cantine et pause méridienne

« Comme une anesthésie progressive : on pourrait se lover dans la torpeur du néant et voir passer les mois – les années peut-être, pourquoi pas ? Avec toujours les mêmes échanges de mots, les gestes habituels, l’attente du casse-croûte du matin, puis l’attente de la cantine, puis l’attente du casse-croûte de l’après-midi, puis l’attente de cinq heures du soir. De compte à rebours en compte à rebours, la journée finit toujours par passer. Quand on a supporté le choc du début, le vrai péril est là. L’engourdissement. Oublier jusqu’aux raisons de sa propre présence ici. Se satisfaire de ce miracle : survivre. S’habituer. On s’habitue à tout, paraît-il », nous dit Robert Linhart dans L’Établi9.

L’attente de la cantine et l’attente de la pause déjeuner tout au long de la journée sont partagées par celles et ceux n’ayant pas la chance de prendre du plaisir dans leurs activités respectives, qu’elles soient scolaires, estudiantines ou professionnelles. Et on ne peut pas parler de cantine scolaire ou d’entreprise sans s’intéresser au rapport que les Français entretiennent au temps du repas de midi d’une façon générale, qui plus est dans un pays où viennent d’être dévoilés les nouveaux étoilés du guide Michelin, et dans lequel on se targue sans cesse d’être l’endroit du monde où l’on passe le plus de temps à table.

Premier élément : les Français continuent de considérer le temps du déjeuner comme un moment important : 88% pensent cela, dont 45% très important !

Deuxième élément : le temps du midi est perçu comme un temps de sociabilité et de convivialité, notamment grâce à la cantine. Derrière le fait de manger et de faire une pause, le rôle du repas du midi est pour 40% des Français celui de passer un bon moment entre amis, famille et collègues, nous rappelant soudain que, en France, la table a un rôle qui va bien au-delà de la seule dimension alimentaire (au même titre qu’un travail n’est pas qu’un emploi, un repas n’est pas qu’un impératif animal).

L’enquête nous le dit bien. Les parents d’abord (dans notre enquête, 82% des parents d’enfants scolarisés ont au moins un de leurs enfants qui déjeune à la cantine chaque semaine) : si le principal avantage de la cantine scolaire reste le fait de ne pas avoir à faire de trajet à midi pour devoir faire manger son enfant (cité par 53% des parents), nombreux sont les parents considérant l’apprentissage de la sociabilité et de la vie en collectivité comme un avantage que la cantine permet à leurs enfants (juste devant le fait de pouvoir bénéficier chaque jour d’un repas équilibré). Les salariés ensuite (un tiers des actifs mangent dans un espace de restauration collective en semaine selon notre enquête, notamment au sein des entreprises de 250 salariés et plus) : si c’est l’aspect « pratique » de la cantine qui est d’abord cité par les salariés concernés (61% trouvent que la cantine en entreprise est d’abord et avant tout pratique), 64% indiquent qu’il s’agit d’abord d’un bon moment de partage avec ses collègues et plus de neuf sur dix estiment que la cantine en entreprise contribue à renforcer le lien social en interne, élément d’autant plus important à l’heure où le télétravail vient impacter les rapports humains et l’ensemble des collectifs de travail.

Problème : le temps passé à table à midi ne cesse de se raccourcir, mettant à mal les théories selon lesquelles nous serions toujours les champions du monde du temps passé à manger. Ainsi, en semaine, 92% des Français interrogés dans notre enquête passent moins de cinquante minutes à table à la pause méridienne, et même 36% moins de trente minutes (dont 41% des moins de trente-cinq ans). En outre, il est intéressant de noter que ce faible temps accordé à la pause du midi touche également le repas du soir depuis quelque temps. En effet, une précédente enquête de l’Ifop montrait bien que le repas du soir était lui aussi de plus en plus expédié par les foyers français : 53% des repas du soir dans les familles se déroulent désormais en moins de trente minutes, contre 38% en 1999. Au-delà, le repas du soir a même tendance à perdre son caractère « commun » en s’adaptant de plus en plus à chaque membre de la famille : la moitié des Français affirme aujourd’hui se concocter un plat différent de celui des autres membres du foyer lors des repas du soir. L’idée même d’être autour d’une table se perd petit à petit : 38% des Français dînent sur des coussins ou des canapés plutôt que sur une chaise autour d’une table10.

De fait, si les cantines scolaires (une fois passé l’obstacle de la période inflationniste) bénéficieront sans nul doute des évolutions sociétales et législatives en matière de qualité alimentaire, une réflexion sur le temps accordé à la pause méridienne apparaît aussi comme une nécessité. D’abord parce que lier plus de qualité alimentaire et moins de temps pour manger semble peu probable. Ensuite parce que l’enjeu de la cantine dépasse largement les questions alimentaires dans un pays qui a du mal à retrouver des liens avec toute forme d’altérité et à faire un tant soit peu communauté. Il est d’ailleurs intéressant de noter que beaucoup de professeurs indiquent depuis un certain nombre d’années une réduction de la pause méridienne afin de rentabiliser au mieux les salles de classe et les heures de cours. En outre, la dernière réforme du lycée avait semblé dans ses premiers mois considérablement dégrader la pause méridienne des lycéens du fait d’un cursus désormais « sur-mesure », créant des emplois du temps beaucoup trop chargés qui laissent parfois peu de place au temps du déjeuner considéré comme non essentiel11.

Ainsi, il ne serait pas idiot de réfléchir de nouveau aux temps non productifs, dont fait partie le temps du déjeuner et de la cantine, pour faire en sorte qu’un certain nombre de professions retrouvent à la fois fierté et cohésion, et que nos petits Français gardent à la fois le goût des aliments, mais aussi le goût des autres et celui de partager des choses en commun.

Une question sur la restauration collective ?